Ma mère aura bientôt 88 ans
Elle est au stade avancé de la maladie d’Alzheimer
À 77 ans, lorsqu’elle était saine d’esprit
Elle avait rédigé un mandat de protection; mandat d’incapacité
C’était une femme de tête, indépendante, généreuse, active, joviale, pleine de vivacité
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Au fil du temps, elle a perdu plusieurs de ses capacités
Elle s’est d’abord restreinte dans ses déplacements
Parce qu’elle ne savait plus comment revenir à son logement
Jusqu’au jour où on a été obligé de lui retirer son automobile
Parce que ma mère vivait seule
Le CLSC lui envoyait quotidiennement des infirmières
Pour l’administration de ses médicaments
Parce qu’elle ne savait plus quand et combien en prendre
Puis, ce fut l’ajout des aides aux repas
Parce qu’elle pouvait oublier d’éteindre les ronds de la cuisinière
Pour une femme indépendante comme ma mère
L’acceptation de la situation était moralement pénible
Et s’adapter à différentes intervenantes du CLSC l’angoissait extrêmement
Sans cesse, il fallait la convaincre que c’était mieux pour sa sécurité
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Graduellement, elle a dû être placée en résidence semi-autonome
Puis en résidence non autonome, et finalement en CHSLD
Adieu le vélo, la pétanque, le billard, les mots croisés, les jeux de sociétés
Elle a dû être médicamentée, sous prétexte qu’elle était agitée
On lui a même administré des antipsychotiques
Alors qu’elle avait seulement besoin d’être rassurée
Elle était paniquée de ne plus savoir où elle habitait, où était sa parenté
Les médicaments l’ont engourdie et leurs effets secondaires l’ont tellement étourdie
Que son corps s’est souvent retrouvé au sol, de bleus meurtri
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Elle allait seule à la toilette
Portait une petite culotte, jusqu’à ce qu’on lui fasse porter la pull-up
Puis vint le jour où elle a eu besoin d’y être accompagnée
Car ne sachant plus où trouver l’endroit pour se soulager
Elle pouvait aussi bien faire sur le plancher de sa chambre que dans son garde-robe
Plus tard, on a dû lui enlever son dentier
Car la nourriture était trop difficile à mâcher
On a donc commencé à lui servir ses repas en purée
Maudite maladie, elle lui a graduellement retiré ce qui lui restait de fierté!
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Elle essaie de nous parler, de communiquer
Mais ses mots sont incompréhensibles, déformés
Nous en sommes désolés, mais, elle, désespérée
Alors, petit à petit, elle se replie sur elle-même telle une fleur sans lumière
Par amour et compassion, je la visite sur une base régulière
Or, elle me vouvoie, me croyant étrangère
Mon âme est devenue tristesse et je suis souvent en colère
Car je ne peux réaliser son vœu le plus cher
Qui était de ne jamais passer sur le même chemin que sa mère
Elle préférait en mourir que de vivre cet enfer…
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Elle s’est battue pendant près de 10 années, contre vents et marées
Pour garder le plus longtemps possible son autonomie
J’ai essayé d’être sa meilleure alliée, de ne jamais l’abandonner
Je lui avais promis d’être à la hauteur du mandat qu’elle m’avait confié
Or, je commence à manquer d’énergie
Je me sens impuissante; je ne peux rien contrôler
Il y a un mois, sa santé s’est détériorée
Elle était tellement affaiblie, qu’on a dû la garder au lit
Elle ne se souvenait plus comment tenir sa cuillère, ni comment boire
Alors, depuis, on la nourrit et elle boit de l’eau épaissie
Elle a moins d’appétit et éventuellement ne se souviendra plus comment avaler
Et à force de moins bouger, les muscles de ses jambes se sont fanés
Alors, on utilise un lève-personne pour la transférer du fauteuil au lit
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Aux 3 ou 4 heures, on vient la voir pour la changer
On la tourne des deux côtés au lit, pour la laver
Elle a peur, se débat, est angoissée
Car ses os crient la détresse de leur âge avancé
Et elle ne comprend pas ce qui est en train de se passer
Lorsqu’elle est couchée au lit, on ajuste les angles du matelas
Puis, on repositionne les oreillers, pour ménager son corps amaigri
Car il est à risque de développer des lésions cutanées
Qui peuvent rapidement se transformer en plaies de lit
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Et lorsqu’elle a envie de déféquer
De tout son être elle essaie de se retenir
Ce qui l’a souvent constipée
Car, elle ne se souvient pas qu’elle porte une couche
Mais lorsque, malgré elle, vient le moment où tout va jaillir
Elle se sent alors soulagée, mais combien malheureuse
Elle l’avait pourtant dit, chu pu capable, faut que j’y aille
Mais qui peut entendre sa misère, qui peut l’aider
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Plusieurs prétendent qu’elle est heureuse
Qu’elle n’est plus vraiment consciente de ce qui lui arrive
Or, comment peut-on juger de ses pensées, puisqu’elle ne peut les exprimer
Elle est enfermée la majeure partie de la journée
Dans sa chambre à regarder les quatre murs qui l’entourent
Comment garder ses facultés, si elles ne sont pas stimulées
Il faut être très empathique pour mieux comprendre sa réalité
Quelquefois, on parle d’elle, devant elle, sans connaître son niveau d’éveil
Alors, blessée, elle préfère fermer ses yeux et garder le silence
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Parfois, les mains croisées, elle dit clairement « Merci »
Lorsqu’on lui donne un baiser, même s’il est familier
Pour qu’on comprenne tout le bien qu’elle ressent
Lorsqu’on prend soin d’elle, qu’on lui parle doucement
Et surtout lorsque, quelquefois, avec tendresse on ose la toucher
Elle avait demandé de mourir en toute dignité
Il y a moins d’un an, j’ai pris ma retraite anticipée
Afin d’être plus souvent à ses côtés, de pouvoir la stimuler
Mais, malheureusement, je ne peux que sur elle me concentrer
Car voyant les lacunes provoquées par un système de santé anémié
Je me bats sans cesse pour que les procédures puissent s’améliorer
Bien sûr, la plupart des employés sont déjà sensibles et dévoués
Mais n’arrivent pas à répondre à certains besoins des résidents
Car malgré toute leur volonté, leur nombre n’est pas assez élevé
Alors, ils se sentent physiquement et psychologiquement épuisés, désabusés
Et moi, je suis de plus en plus blasée
Car en plus de voir ma mère se dégrader
Je dois lutter pour lui permettre une meilleure fin de vie
Et si antérieurement à ce jour
L’aide médicale à mourir avait été autorisée
Aux personnes atteintes d’une maladie dégénérative comme l’Alzheimer
Soyez certains que ma mère l’aurait demandée
Alors, pourquoi ne pas considérer valide la lucidité qu’elle avait
Lors de la rédaction de son mandat de protection
Dans lequel elle demandait de mourir en toute dignité
Tout comme on considère légalement un testament
Pourtant rédigé antérieurement…
Elle a élevé sa progéniture de son mieux; elle a donné tout ce qu’elle possédait
Elle aurait voulu que ses enfants et ses proches lui tiennent la main
L’accompagnent lors du grand départ
Pendant qu’il lui restait encore de la dignité
Or, de son vivant, elle l’a déjà perdue; elle a tout perdu…
Pourquoi tant de cruauté envers l’humanité?
Société, il est encore temps de changer, d’évoluer!
Pourquoi ne pas nous accorder ce droit tant mérité?
Nous devrions tous vieillir et mourir dans la dignité!