Alors que des figures majeures de la lutte québécoise en faveur de la demande anticipée accueillent ce projet de loi avec soulagement, d’autres voix s’élèvent pour exprimer leur inquiétude face à l’idée que des personnes devenues inaptes puissent recevoir un soin aussi irréversible et sans appel que celui de l’aide médicale à mourir.

Au-delà des enjeux pratiques, cliniques et juridiques qui mobilisent ces derniers jours l’avant-scène du débat public sur la question, la reconnaissance du consentement anticipé s’appuie sur une réflexion philosophique et éthique plus fondamentale, dont le débat actuel ne devrait plus faire l’économie. Je me propose ici d’en présenter les grandes lignes.

Nous poursuivons tous des « intérêts critiques » constitutifs de notre identité

Malgré les hésitations, les égarements et les changements de cap qui jalonnent une vie, la plupart des gens vont chercher à lui donner un sens et une direction générale. Nous ne vivons généralement pas en sélectionnant au hasard, et au gré de nos envies changeantes, les expériences, les réalisations et les relations significatives dans lesquelles nous nous investissons.

Lorsqu’à la croisée des chemins, nous faisons face à un ensemble d’options possibles, nous préférons le plus souvent celle qui nous semble la plus en phase avec nos valeurs profondes. C’est le cas lorsqu’il s’agit de nos projets professionnels et de nos engagements relationnels. Et c’est aussi le cas lorsqu’il s’agit des choix à faire concernant notre corps et nos soins de santé.

Pour rendre compte de ces valeurs phares et ces intérêts qui donnent un fil directeur à nos vies, qui confèrent une cohérence d’ensemble à nos choix, le philosophe américain Ronald Dworkin a forgé le concept d’intérêt critique.

Nos intérêts peuvent être bafoués lorsque nous perdons la capacité de les défendre

Si l’on peut défendre nous-mêmes le respect de nos intérêts critiques, et accepter ou refuser des soins de santé en fonction de ces intérêts lorsque nous sommes encore autonomes et en pleine maîtrise de nos facultés, qu’arrive-t-il lorsque la maladie vient fragiliser notre mémoire, affaiblir nos facultés cognitives, notre jugement et notre autonomie au point où l’on n’a plus la capacité de défendre nous-mêmes le respect de nos propres intérêts, de nos principes ?

Doit-on simplement accepter d’abandonner au jugement des autres (à celui d’un médecin ou de nos proches) l’ensemble des décisions à prendre au sujet de nos soins de santé ?

Les demandes anticipées assurent le respect de nos « intérêts critiques »

Pour un philosophe comme Dworkin, ce n’est à personne d’autre qu’au « moi » autonome que nous étions (avant de développer la maladie menant à l’inaptitude) que devrait revenir la décision finale. La demande anticipée représente alors le seul moyen de prolonger l’exercice de notre autonomie et d’ainsi nous assurer que les décisions qui seront prises à notre sujet refléteront le plus fidèlement possible les valeurs qui nous définissaient.

C’est d’ailleurs pour cette même raison que nous préparons des testaments, que nous enregistrons un formulaire de refus de traitement en prévision d’un accident.

Comme le dirait Dworkin, que la « dernière scène du théâtre de notre vie » se déroule conformément aux principes phares qui l’ont guidée est une question d’intégrité. Ignorer les intérêts critiques qui forgeaient notre identité et qui guidaient notre vie nous causerait du tort sur le plan moral. Cela reviendrait à conclure le dernier mouvement d’une symphonie sur une fausse note, à brosser un coup de pinceau de travers sur la toile de notre vie.

Qu’en est-il du projet de loi 11 ?

Suivant cette approche philosophique et éthique, le projet de loi 11 (PL 11) va donc dans la bonne direction en reconnaissant les demandes anticipées. Certains amendements devraient néanmoins lui être apportés. D’abord, il faudrait rayer le mot « demande » du PL 11, pour lui substituer celui de « directives » anticipées. Ces directives anticipées d’aide médicale à mourir devraient autrement dit avoir une force exécutoire. C’est d’ailleurs ce que revendiquait récemment la porte-parole de l’Association québécoise pour le droit de mourir dans la dignité, Sandra Demontigny, elle-même atteinte d’une forme précoce et héréditaire de la maladie d’Alzheimer.

Ensuite, toujours selon cette approche, l’application de la demande anticipée devrait pouvoir arriver plus tôt que le prévoit le PL 11. Par exemple, l’aide médicale à mourir devrait pouvoir être prodiguée au stade modéré de la maladie, alors que le fil des souvenirs qui nous lient à notre passé et à ceux que l’on a aimés commence à s’étioler et que l’on n’a plus que de brefs éclairs de contact avec notre passé et nos proches.

Finalement, la demande anticipée ne devrait pas être réservée uniquement aux personnes qui ont déjà reçu le diagnostic d’une maladie menant à l’inaptitude. Dans la mesure où d’autres facteurs sont susceptibles d’entraîner l’inaptitude, notamment les fortes doses de médicaments ingérées pour apaiser les douleurs causées par les cancers et d’autres maladies, il devrait être envisageable de signer une demande anticipée d’aide médicale à mourir à partir du moment où l’on souffre d’une maladie grave et incurable, même si elle n’entraîne pas, à elle seule, l’inaptitude au consentement.

Peu importe la nature de la maladie dont nous souffrons, dans les moments d’extrême fragilité, nous devrions pouvoir compter sur nos volontés anticipées pour relayer nos revendications lorsque notre voix sera affaiblie au point de devenir inaudible.

Pour consulter l’article sur le site du journal Le Devoir