Rien n’a changé. Rien n’a changé depuis trente ans. Pierre Yves depuis que tu m’as demandé de t’aider à mourir, rien n’a changé dans ce pays. Nous étions au cœur de l’été 1993, depuis des mois tu luttais contre toutes les maladies opportunistes connues. En juin, nous avions pris un appartement ensemble, et, avec ta mère, nous l’avions repeint. Tu dirigeais les opérations, allongé sur ton lit de fer forgé. 

Dès la fin du mois, un premier séjour à Saint-Antoine. Puis un second. Rien n’y faisait, ton corps te quittait. Moi, je n’ai rien vu ou je n’ai rien voulu voir. Ta mère s’enfilait des Lexomil comme des bonbons, et tous les trois nous avancions.

Début août, je viens d’arriver à Tignes, pour le travail. A peine descendu du train, un appel de ta mère. Tu es en réanimation. Tu viens de faire une surdose de morphine. Le retour en train sans savoir, je pense que tu es mort. Ta mère est sur le quai, elle me crie que tu es en vie. Nous nous effondrons. Nous savons maintenant où nous allons. C’est toi qui nous convoques, chacun notre tour au pied de ton lit.

Je pleure, pas toi.

Tu me donnes le déroulé du plan. Je l’accepte.

Dans quelques jours, tu demanderas à sortir de l’hôpital, nous rentrerons chez nous, et c’est là que seul je devrai t’aider à mourir. Pour cela tu vas te battre contre ton corps, contre les médecins. Ne rien dire à ta mère, surtout, qu’elle ne sache pas.

Ce matin du 1er septembre 1993, ta sortie est incertaine, et puis tu reçois l’accord de l’équipe médicale. Nous fonçons, car nous savons que tout peut se dégrader très vite. La suite tout le monde la connaît. Robin [Campillo] l’a fidèlement montrée dans son film 120 battements par minute. Robin et Alain qui seront là dès l’annonce de ta mort pour m’aider à détruire les preuves. Les preuves de quoi ? Je n’ai rien fait d’autre que suivre tes volontés. Dès que tu t’es endormi, j’ai injecté une dose de curare dans ta perfusion. Je pense que tu es mort quasiment instantanément.

Ta mère n’aura jamais rien su. Ce qui s’est passé dans notre chambre ce soir du 1er septembre 1993 ne regarde que nous. Pourquoi en parler maintenant ? Parce qu’en trente ans rien n’a changé. Ce que je risquais pénalement hier, je le risque aujourd’hui. Personne ne viendra me chercher, mais c’est le principe. Souvent j’ai eu envie de hurler qu’à 25 ans il est impensable de donner la mort à son premier amour… Mais que cela nous a été imposé par la loi, par la pudibonderie de ce pays, par la puissance d’une Eglise archaïque.

Cette société nous a laissés seuls dans la douleur. Nous étions seuls. Je devais le faire. Tu devais mourir. Tes souffrances étaient insupportables. Ton corps était déjà parti. Tu n’étais plus le beau mec dont j’étais fou. Tu étais devenu en quelques mois un mourant, les humiliations de la maladie t’avaient ravagé. Tu voulais mourir maintenant et pas dans dix jours ou dans un mois. Tu voulais que l’insupportable cesse.

Comme je t’ai aidé à vivre pendant des mois, en te perfusant, en te changeant, en te lavant, en te nourrissant, je t’ai aidé à mourir. Rien n’a changé en trente ans dans ce pays arriéré et méchant, on continue de mourir seul, sans aide et presque dans la honte. Il y a quelques jours, le professeur Claude Gotpionnier de la lutte contre le sida, a fait savoir, par sa famille, qu’il était allé mourir en Belgique. Il ne se passe pas un mois sans que l’on ne parle de gens qui sont allés en Suisse ou en Belgique pour cela. Mais ici, en France, la dignité nous est refusée. Je pense à celle et ceux qui continuent à se débrouiller seuls, quelle indécence, quelle sauvagerie.
Il y a quelques mois, une énième commission s’est penchée sur la question de la fin de vie. Une nouvelle fois on repousse le sujet. Une nouvelle fois, la République recule face à l’Eglise. En trente ans, on a largement amélioré les soins de fin de vie. La douleur est prise en compte et les soins palliatifs sont de qualité. Mais la question du droit de mourir dans la dignité est enfouie au fin fond de la morale misérable d’une poignée d’hommes de pouvoir.
J’avais 25 ans, je n’étais plus qu’une boule de colère. J’ai noyé mon chagrin dans l’activisme à Act Up. J’étais la veuve joyeuse, tous les jours au local, tous les jours en réunion. Cette année-là, nous avons posé une capote sur l’obélisque, nous avons fondé Sidaction. Je n’ai vécu que grâce aux camarades. J’ai rencontré un garçon qui m’a sauvé la vie, qui me prenait dans ses bras lorsque tout à coup, au milieu de nulle part, je pleurais.

Après toi, beaucoup d’autres sont morts. Chacun a fait comme il a pu et souvent avec les moyens du bord. Parfois dans des conditions atroces, sales. Toujours sans aide ni soutien. En 1996, les premiers traitements sont arrivés. Moins de douleurs, moins de décès, d’autres sujets. Et puis, nous nous sommes éloignés des allées des cimetières.

Nous avons appris à vivre sans vous, à ne pas faire de vous des fantômes, à entretenir le souvenir de nos vies heureuses comme autant de petits jardins du souvenir. Notre histoire a duré un an, notre histoire a duré trente ans.
Pierre Yves, le temps n’efface rien.