Dans les discussions sur la fin de vie, n’oublions pas que, à la base, c’est la personne, mortelle, qui est en question : chacune, chacun est confronté à sa propre souffrance, éventuelle, et à « sa » mort, inéluctable.

Les chefs sanguinaires historiques ou actuels s’attribuent la puissance de vie et de mort sur autrui, de même que tout assassin criminel, ils ne se préoccupent pas de droit et laissent en vie qui bon leur semble. Ils obéissent à leurs propres volontés et pulsions. Les djihadistes, tout comme les inquisiteurs ou les combattants des guerres de religions des siècles passés, en France et ailleurs, obéissent à une entité qu’ils considèrent comme supérieure, un dieu. Tout terroriste également obéit à un principe, voit ses actions nécessaires à une lutte contre une oppression, un combat pour une liberté, et selon les époques, les camps et les circonstances on le loue ou on le condamne. Le combattant militaire est engagé pour tuer quelqu’un désigné comme « ennemi », anarchiquement ou selon certaines règles, aléatoires. Les gouvernements, autocratiques ou démocratiques, se sont entourés ou s’entourent de lois infligeant la « peine » de mort dans des circonstances déterminées. Dans les débats actuels sur la fin de vie, la mort est-elle « infligée » ?

L’évidence est que l’immense majorité des interventions dans ces débats en France sont celles du corps médical français, délivreur d’ordonnances. Les médecins sont-ils détenteurs de la vie et de la mort ? Oui, en sens inverse dans le débat actuel : à la personne qui désire mourir, ils peuvent imposer de continuer à vivre ou de permettre la mort. Leur prise de parole est entièrement justifiée, tant par les soins qu’ils prodiguent que par leur conscience et leur « serment », serment d’Hippocrate : « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément », engagement symbolique puissant appuyé par le « Tu ne tueras point » biblique. Concrètement, jeunes gens de 30 ans, ont-ils ou elles réfléchi alors au moment où, abattus par la dégradation continue de l’âge, ils affronteront eux-mêmes le temps de l’attente se terminant de toute façon par la mort ? D’une manière générale, qu’est-ce qui permet à des personnes dans la force de l’âge ou dans une verte vieillesse de pontifier sur le sort de ses semblables ravagés de faiblesse et proches de la mort ?

Il est temps que les principaux concernés, grands malades, octogénaires, nonagénaires, centenaires, voient leur parole aussi largement publiée que celle des bien-portants, lesquels sont en pleine possession de leurs claviers et de leurs moyens. Les vieux, les vieilles dont je suis, nous sommes pliés par l’arthrose, tenaillés par des douleurs qui se multiplient, promis à la cécité ou au moins la malvoyance, tassés au fond du lit médicalisé dans l’attente d’une aide-soignante surchargée de travail, ou accueillis en famille et ressentant lourdement dans leur impuissance le poids imposé à leurs aidants, ou encore chez eux, isolés, entourés d’aides sociales mais toutes et tous accablés par la perte de l’époux, de l’épouse, de tant d’amis, de tant d’amies, et dans la crainte d’un nouvel accident renvoyant au lit de l’hôpital. Tout cela en un espace de plus en plus restreint, la démarche vacillante, la vue brouillée, la renonciation  à l’automobile, espace se limitant pour la fin au fauteuil et au lit, enfin au lit seul.  Consciente de tant d’autres douleurs que je ne connais pas, j’arrête ici.

Cette énumération inachevée  ne cherche pas l’effet de pathos, elle est seulement une illustration concrète à garder à l’esprit dans tout développement sur la question. Dans cette réflexion sur la vie et la mort et qui en détient le choix en ses mains, en dehors de convictions religieuses  attribuant cette puissance à une divinité, nous avons vu la cruauté des tyrans, la conception de la justice pénale ou de la lutte contre une oppression, puis  abordé le cas de conscience des médecins et des législateurs. Pour ces derniers il ne s’agit pas de peser aujourd’hui entre la vie et la mort, il leur revient en fait de choisir selon la puissance qu’ils détiennent ou pensent détenir, d’infliger à tout le monde une mort lente ou d’ouvrir à toute personne le choix du moment de sa mort.

C’est pourquoi nous, les vieilles et vieux, toujours citoyens et citoyennes que je sache, demandons la parole et sa prise en compte,  et nos droits. Le grand mérite de ces discours sur la fin de vie, à l’initiative du gouvernement actuel ô combien critiquable mais judicieux en cela, est d’avoir enfin pris en compte la préoccupation essentielle de l’être humain. Beaucoup de tabous sont enfin surmontés. Mais ce qui semble une mainmise du corps médical sur la question doit être discuté. Qui est à même de décider qu’une souffrance devient insupportable et à quel moment ? Sont-ce les médecins et les député.e.s qui sont détenteurs de cette connaissance ?  La réponse est évidente, c’est le « patient », c’est-à-dire le « souffrant »,  nous sommes dans une tautologie, que l’on refuse de voir. Un paragraphe, un chapitre entier pourrait être écrit sur l’évolution de « patient » à la place de « client » dans l’histoire médicale. Une remontée vers les origines latines nous enseigne que le « souffrant » ou « patient » est celui ou celle qui subit, que le verbe se conjugue à la forme passive. Il n’y a pas lieu de mettre entre les seules mains du « Docteur » la puissance sur la vie et la mort, la mort de la personne, sa mort. Nombreux seront ceux et celles qui choisiront la seule atténuation de la souffrance, en la crainte de ce que peut être la mort. Des raisons religieuses peuvent retenir les choix. Quels qu’ils soient, la liberté de la personne est un principe républicain. Et laïque.

En une vision active de la fin de vie,  ce doit être le citoyen ou la citoyenne qui détient la décision : celle de mourir maintenant ou plus tard. Il est impératif que dans tout texte législatif en ce sens, sa dimension soit prise entièrement en compte. Il faut certes réguler les abus possibles ou les décisions désespérées. Mais pour une personne de 80, 90, 100  ans, ou gravement malade ou handicapée, qui choisit le moment de sa mort, ce n’est pas une décision désespérée, aucune discussion paternaliste n’est à avancer si au cours de sa vie elle a manifesté cette volonté. « Mon corps est à moi » ont dit les femmes, et c’est aujourd’hui gravé dans le marbre. Aucun discours spécieux  ne peut dénier fondamentalement à la personne la possession de « sa » mort.

Edwige Khaznadar – 92 ans – Professeure honoraire – Docteur ès-Lettres
2, rue des Marnières 64140 Billère
Tél : 0664222493 – Courriel : [email protected]

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Edwige Khaznadar, professeure de lettres honoraire, docteure en linguistique et docteure ès-Lettres, est spécialisée dans le fonctionnement de la dénomination humaine selon le genre dans la francophonie, et dans d’autres langues européennes. Née à Toulouse, elle a d’abord été institutrice en Algérie puis en France, et a terminé ses études universitaires lorsque ses trois enfants ont terminé leurs études secondaires. Membre active et recherchée de plusieurs groupes de travail en linguistique, elle poursuit ses travaux de recherche orientés maintenant vers le nom d’humain masculin en emploi générique, dont la synthèse accessible à tout public cultivé a été publiée en 2015 à L’Harmattan sous le titre: Le sexisme ordinaire du langage – Qu’est l’homme en général ?

 (Pour une biographie exhaustive : https://fr.wikipedia.org/wiki/Edwige_Khaznadar)