L’Alzheimer avance.

Sandra a 43 ans, elle sait depuis 2019 qu’elle est atteinte d’Alzheimer précoce et se bat depuis pour pouvoir consentir à l’avance, pendant qu’elle en a la capacité, à recevoir l’aide médicale à mourir (AMM) lorsqu’elle atteindra un stade au-delà duquel elle ne veut pas aller. «Je ne veux pas finir la maladie.»

Elle a vu son père lécher le plancher, elle ne veut pas ça.

Cette idée a fait son chemin au sein de la population, au sein du parlement aussi. Fin décembre, le gouvernement a reçu le rapport de la commission mandatée pour se pencher sur cette question, et le verdict était unanime : il faut permettre aux gens qui ont des maladies neurodégénératives de consentir à l’AMM à l’avance.

Restait à en faire une loi.

Il a fallu cinq mois, cinq très longs mois pour Sandra, avant que le ministre de la Santé Christian Dubé dépose le 25 mai le projet de loi 38, dans laquelle il avait eu la pas si brillante idée d’intégrer les personnes lourdement handicapées, comme celles atteintes de paralysie cérébrale sévère.

Il a dû reculer, encore du temps perdu.

S’est alors enclenchée une course contre la montre législative. Tous les partis étaient en faveur du projet, ils ont franchi à vitesse grand V les étapes du processus législatif jusqu’à l’étude article par article où, souvent, on trouve le diable dans les détails. Le Collège des médecins, entre autres, avait des réserves.

C’était trop peu, trop tard, les élus ont dû se rendre à l’évidence la veille de la fin de la session, le temps allait manquer. Tout le monde, incluant Sandra, a conclu qu’il valait mieux de ne pas précipiter les choses, de reprendre le débat à tête reposée après l’été, après les élections.

Le projet de loi est mort au feuilleton. «Quand ils l’ont annoncé, j’ai pleuré doucement en regardant la télé. J’étais consciente que c’était une possibilité que de passer au travers d’un projet de loi en trois, quatre jours, c’était quasi-impossible, alors ce n’était pas une grande surprise. Il aurait fallu qu’ils déposent le projet avant.»

N’empêche, Sandra a senti que les députés, toutes allégeances confondues, étaient avec elle et les autres comme elle. «Je ressens une volonté réelle des députés de clore ce sujet-là, même si ça n’a pas été possible. J’ai trouvé ça super beau cette semaine [pendant l’étude article par article], je sentais que les députés étaient investis au-delà de la partisanerie. C’est un sujet important, la dignité.»

Elle ressent le même appui autour d’elle. «La population appuie aussi ce projet, ça les touche directement au cœur. Si tu voyais le nombre de messages que je reçois, le nombre de personnes qui me disent : “ça ne peut pas attendre quatre ans, il faut que ça bouge”. Alors je suis confiante, peut-être naïve, mais confiante.»

Mais les élections générales, c’est le 3 octobre, après quoi il faudra redémarrer la machine parlementaire. Du temps, encore du temps, que Sandra voit filer comme sa mémoire. «Pour moi, le temps file. La maladie évolue toujours doucement, mais toujours trop vite en même temps.» Elle espère retrouver chez les élus le même sentiment d’urgence qui les animait au cours des dernières semaines. «Il ne faut pas que ça prenne un an. On parle ici de dignité humaine, pas d’un poteau d’Hydro qui est à la mauvaise place.»

Ça ne s’invente pas, le jour où on avait rendez-vous pour notre rendez-vous, Sandra m’a écrit, elle avait oublié un rendez-vous chez sa coiffeuse.

Ça lui arrive de plus en plus souvent, d’oublier. «Depuis un an environ, c’est plus difficile et depuis six mois, c’est monté d’un cran. Je fais encore des choses seules, mais je dois être de plus en plus souvent accompagnée. Je fais encore l’épicerie toute seule, mais c’est extrêmement long, ça peut prendre deux heures! Et quand j’y vais avec ma fille, je peux lui demander trois fois : “est-ce qu’on a pris les pâtes?” Elle finit par les mettre au-dessus du panier, pour que je les voie…»

Et, elle qui a été gestionnaire les trois dernières années où elle a travaillé, se perd dans de simples factures à payer. «Les finances, c’est quelque chose qui est rendu très difficile pour moi, je ne l’avais pas anticipé. Je viens toute mêlée, est-ce que j’ai payé tel compte ? J’essaye autant que possible de faire des paiements automatisés, mais il faut que je gère ça avec le reste de la famille, c’est trop compliqué.»

Elle sent vraiment que l’Alzheimer grignote son cerveau. «C’est la première fois où j’ai des symptômes qui sont handicapants, je trouve ça pénible. Ça m’arrive de plus en plus souvent quand je parle à quelqu’un, de lui demander de répéter parce que je ne me souviens pas du début de ce qu’elle m’a dit. Et je me répète plus aussi.»

Ça lui prend tout son petit change pour les caisses libre-service dans les magasins. «Il faut toujours que je leur demande de me répéter comment ça marche.»

Il lui reste par contre ce qu’elle a de plus précieux : sa capacité à consentir. «J’ai une évaluation pour ça chaque année et à la dernière évaluation, c’était parfait, parfait.» Elle croise tous ses doigts pour qu’elle la conserve jusqu’au jour où elle pourra légalement donner son consentement anticipé pour l’AMM.

Elle est «une éternelle optimiste», mais réaliste, le temps ne joue pas en sa faveur. «Après l’adoption de la loi, il faudra un an ou deux avant qu’elle entre en vigueur.»

D’ici là, elle aimerait pouvoir aller en Californie cet été. «Je ne sais pas encore avec qui je vais y aller. J’ai beaucoup voyagé seule, mais c’est fini, je ne reviendrais jamais! Ça devient un poids pour moi et un poids pour les autres, il faut qu’ils pensent pour moi. Je veux aussi faire un safari, mais il ne faut pas trop tarder parce qu’on ne sait pas la tangente que la maladie va prendre. Ce sera pas mal mon dernier voyage…»

Avant le dernier voyage avec un grand V, qu’elle espère pouvoir faire sereine.

Digne.

Et si l’Alzheimer prenait le législateur de vitesse, si la loi arrivait trop tard? «La maladie va progresser, c’est un fait, je n’ai aucun contrôle là-dessus, ça ne dépend pas de moi. Mais ce qui est sûr, c’est que je ne veux pas vivre les derniers stades, je ne veux pas finir la maladie. Alors si je ne peux avoir l’aide médicale à mourir, soit je vais aller en Suisse, soit je le ferai par mes propres moyens. Je sais que ce ne serait pas facile pour mes proches, mais pour moi, vivre la fin, c’est pire que ça…»

Pour consulter la chronique sur le site du journal Le Soleil